"On a toujours pensé faire la charité aux pauvres, et jamais à faire valoir les droits de l’Homme pauvre sur la société et ceux de la société sur lui. L’organisation de l’assistance doit être prévue dans la constitution. La bienfaisance publique n’est pas une vertu compatissante, elle est un devoir, elle est la justice. Là où existe une classe d’hommes sans subsistance, il existe une violation de l’humanité. L’équilibre social est rompu.»
La Rochefoucault Liancourt en 1790, Président du Comité de la mendicité.
Le rapport Wresinski est né d’une auto-saisine du CES en février 1985. L’ambition de son rapporteur, Joseph Wresinski, était d’inscrire la lutte contre la très grande pauvreté dans l’agenda politique de la France. En ce milieu des années 1980, l’action publique gouvernementale s’incarne à travers les plans « Pauvreté Précarité » initiés à partir de 1983 en réponse à la « nouvelle pauvreté ». L’État s’efforce de gérer l’urgence sociale, sans véritable plan d’ensemble.
Dans ce contexte, la posture du rapport Wresinski est résolument combative : la lutte contre la pauvreté est identifiée comme un enjeu de premier ordre, nécessitant un engagement de tout le corps politique et social. Le rapport invite à une approche politique ordonnée : - considérer les personnes en situation de grande pauvreté comme des partenaires ; - reconnaître la misère, non respect des droits fondamentaux comme une violation des droits de l’Homme qui sont indivisibles ce qui fonde la nécessité d'une politique globale, _ viser que l'efficacité des droits fondamentaux se réalise à travers le droit commun.
Le rapport Wresinski est profondément politique en ce qu’il propose à la fois une vision sociétale fondée sur l’égale dignité, et un programme d’actions. Le rapport fonde aussi une éthique de l’action : la lutte contre la pauvreté est l’affaire de tous, parce qu’elle est un combat visant à ce que tous soient reconnus comme membres à part entière de la communauté nationale. Par opposition, est refusée la perspective d’une société duale où la question des pauvres serait traitée par des dispositifs spécifiques.
En tant que rapporteur, Joseph Wresinski propose à ses collègues une démarche originale en invitant notamment les membres du CES à se rendre au domicile de familles très pauvres, à participer à des rencontres des Universités Populaires Quart Monde et à visionner des documents audiovisuels donnant la parole aux très pauvres.
Il fait également auditionner au CES un certain nombre d’acteurs privilégiés du combat quotidien contre la pauvreté (travailleur social, juge, instituteur...).
Originale, la démarche l’est aussi par la volonté de dépasser une approche purement statistique de la pauvreté. Joseph Wresinski fait ainsi réaliser en tant que rapporteur du CES, des enquêtes incluant l’apport du vécu de personnes connaissant la très grande pauvreté, et intègre dans son rapport des histoires de vie témoignant des événements traversés par les personnes concernées, de leurs aspirations et de leur identité, permettant ainsi aux membres du CES de s’affranchir d’une approche purement conceptuelle de la pauvreté.
Des historiens sont également sollicités, soulignant la tendance persistante des sociétés à diviser le monde des pauvres entre les « bons » et les « mauvais » et à mettre en oeuvre, sur la base de cette représentation, des politiques ciblées laissant de côté les plus misérables, présumés à travers les âges, irrécupérables, asociaux ou coupables de leur situation.
Tout ceci contribue certainement à forger au sein du CES une compréhension plus intime de la grande pauvreté, et à susciter un questionnement individuel et collectif très approfondi sur les moyens d’enrayer la stigmatisation des plus pauvres et de lutter efficacement contre la grande pauvreté.
Jean Andrieu, alors vice-président de la section des affaires sociales du CES, relate ainsi son expérience : « …on a mis sur pied à ma demande le transport de la section des affaires sociales à Noisy-le-Grand. Tous ont été invités, une bonne moitié est venue. C’est là que j’ai rencontré pour la première fois Geneviève De Gaulle-Anthonioz, présidente d’ATD Quart Monde-France. Elle nous a reçus dans la cité de Promotion Familiale de Noisy-le-Grand, qui accueille des familles sans logis. Nous y avons passé une journée avec les gens. Nous avons déjeuné avec les volontaires… Et là, j’avoue que cela fut pour moi un choc, une rencontre extrêmement dérangeante qui m’a beaucoup perturbé personnellement. Cela a créé en moi un malaise... Presque physique. Peut-être était-ce d’être resté si longtemps dans l’ignorance d’une réalité aussi tonitruante. Mais cela m’a encore mobilisé davantage dans la volonté d’avancer dans cette affaire. Après cette visite, nous avons beaucoup travaillé pour élaborer le rapport, pour faire des propositions, et pour le faire adopter très largement (…) Je peux dire que notre institution, le Conseil économique et social, a soudain ouvert les yeux sur cette réalité (…) »
La qualité des débats et des travaux aboutit à une adoption de l’avis le 11 février 1987, (194 votants : 154 pour et 40 abstentions) phénomène rare pour un sujet aussi fondamental au sein d’une institution composée de représentants de la société civile aux sensibilités très diverses.
Le CES propose un plan d’action global contre l’exclusion, assorti d’une expérimentation préalable.
Le Conseil économique et social propose, dans la perspective d’un plan national de lutte contre la pauvreté, de réaliser une expérimentation (...) portant simultanément et de façon coordonnée sur les domaines suivants :
l’éducation ;
le logement ;
la santé ;
l’emploi et la formation (...) ».
Figurent notamment parmi les propositions du CES, la généralisation d’un revenu minimum sous forme d’ « allocation mensuelle différentielle », la mise en place d’un « service civil volontaire », l’affirmation du « droit de tous à l’habitat » avec en particulier la création de « fonds départementaux solidarité-logement », la « généralisation de la couverture des frais de maladie » ainsi qu’un appel à « la défense de l’intégrité familiale » en milieu de grande pauvreté. Est également réaffirmé « le rôle de promotion sociale de l’école » vis-à-vis des populations les plus défavorisées avec, dans cette perspective, un appel à « centrer l’effort sur l’école maternelle » et à « former l’ensemble des personnels enseignants et gestionnaires à la réalité sociale des plus démunis ».
La conclusion finale de l’avis atteste que le CES a pleinement pris la mesure du rapport qu’il vient d’adopter : « Il s’agit là d’une nouvelle étape sur la voie d’un développement plus solidaire au sein de notre société, conférant à la lutte contre la grande pauvreté et l’exclusion sociale, le caractère d’une priorité nationale engageant le pays tout entier. »
Ambitieux, le chemin ainsi tracé demeure pragmatique : en cette période de cohabitation politique peu propice aux grandes avancées législatives, le rapport opte pour une phase d’expérimentation destinée à conduire ultérieurement à une loi d’orientation.