La qualité des réponses qu’une société peut apporter, à un moment donné de son histoire, aux besoins et aux attentes de ses membres les plus démunis, dépend en effet étroitement de l’idée qu’elle peut se faire à la fois de ce que sont et vivent ces personnes et de ce que peut être leur dignité. »
Rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale, page 62.
Le rapport Wresinski a eu de multiples prolongements depuis 25 ans. Il trouve un premier débouché en 1988 avec la loi instaurant le Revenu minimum d’insertion. Ce n’est pas une loi globale sur la pauvreté, mais c’est une des mesures demandées par le rapport et expérimentée par ATD Quart Monde et la CAF d'Ille-et-Vilaine.
Bon nombre d’autres réformes législatives intervenues dans les années 1990 se situent dans la continuité des propositions du rapport Wresinski. On peut notamment mentionner les Permanences d’accès aux soins de santé (PASS), issues de la loi d'orientation de 1998, qui réaffirment le droit des plus pauvres à être soignés dans le droit commun et non dans des dispensaires spécifiques, la loi Besson du 31 mai 1990 qui instaure les Fonds solidarité logement (FSL) et renforce le financement de l’habitat adapté, ou encore la création de la Couverture maladie universelle (CMU, 1999), et enfin la loi relative à la Solidarité et au renouvellement urbain (SRU) en 2000.
Avec l’instauration du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) en 1992, un autre jalon est posé sur le chemin d’une plus grande attention portée aux plus démunis : le CNLE a en effet compétence pour effectuer une étude d’impact de toute mesure législative nouvelle sur la situation des personnes défavorisées.
La filiation avec les analyses et propositions du CES apparaît ici très forte : en effet, le rapport Wresinski appelait à évaluer en continu dans quelle mesure les politiques publiques - quel que soit leur champ - permettent ou non d’améliorer la situation des plus pauvres et des plus oubliés. Autrement dit, dans quelle mesure les plus rejetés tirent-ils effectivement profit des actions entreprises par la société. Ce questionnement partait du constat que les orientations ordinaires ne fonctionnent pas toujours pour résorber les situations d’extrême pauvreté. Pour être opérantes, les politiques publiques doivent être conçues et pensées en partant de l’expérience des plus pauvres, avec leur expertise. Il appartient donc aux pouvoirs publics de se soucier de l’effectivité et de l’accessibilité des dispositifs législatifs ou réglementaires.
Aux yeux de Joseph Wresinski, l’évolution de la situation des plus démunis avait vocation à devenir la mesure de la validité du développement collectif. Néanmoins, toutes les réformes citées plus haut constituent encore des mesures sectorielles, des prémices sans coordination d’ensemble.
A la suite d’un nouveau rapport, confié à Geneviève de Gaulle-Anthonioz, le CES renouvelle en 1995 son voeu en faveur d’une loi d’orientation générale. En 1998, l’appel fondateur du rapport Wresinski prend finalement corps à travers la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions promulguée le 29 juillet 1998 et dont les personnes très pauvres qui y ont apporté leur contribution se sont emparées, disant d’elle : « C’est notre loi ».
Au fil des années 2000, le corpus législatif français a continué à progresser dans l’affirmation des droits des personnes les plus vulnérables. Les parents ayant des enfants placés par le juge obtiennent par décret en 2002 l’accès au dossier judiciaire. Dans le même esprit, la loi du 5 mars 2007 sur la protection de l’enfance fait obligation aux conseils généraux de proposer (sauf urgence manifeste) une mesure d’action éducative – impliquant le consentement de la famille - avant de saisir le juge des enfants en vue d’une mesure judiciaire (AEMO ou placement). Enfin, le Droit opposable au logement (DALO) fait de l’Etat le garant juridique de l’accès effectif au logement. Au-delà des modifications législatives, le rapport Wresinski a été le début de la mobilisation des différents partenaires de la société civile organisée.
Si les jalons législatifs intervenus depuis 25 ans, ont, pour nombre d’entre eux, validé ou transcrit les intuitions et propositions initiales du rapport Wresinski, l’impact de ce rapport peut aussi être analysé sous l’angle de ses apports conceptuels et de leur influence politique. L’un de ces apports conceptuels fut certainement de définir la grande pauvreté comme le cumul dans la durée de privations de droits.
Issue de l’expérience, cette définition a été confortée par le rapport Anthonioz-de-Gaulle d’évaluation des politiques publiques. Elle avait confié une étude approfondie pour vérifier cette définition au CREDOC, qui démontra que le cumul des précarités est courant et que quand plusieurs précarités se cumulent, alors elles deviennent durables. Cette définition a été reprise au plan international dans le rapport Despouy de l’ONU. Cette définition, qui établit un lien entre « précarité » et « grande pauvreté », permet de penser les chemins qui mènent de l’une vers l’autre. Elle induit également une action politique globale, puisque l’éradication de la grande pauvreté implique de s’attaquer au cumul des précarités que vivent les très pauvres.
Pour la première fois, la pauvreté était aussi posée dans le rapport Wresinski comme une atteinte aux droits de l’Homme. Ce postulat éthique, très présent dans le rapport, a été réaffirmé avec force sur le parvis des libertés et des droits de l’Homme au Trocadéro le 17 octobre 1987 où, devant une foule de 100 000 personnes, Joseph Wresinski déclarait que la pauvreté chronique était une négation des droits de l’Homme. Le message de Joseph Wresinski, après avoir résonné dans l’enceinte du Conseil économique et social, est venu s’inscrire dans l’espace public, gravé sur le parvis du Trocadéro, invitation à la méditation et à l’action : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’Homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré ». Cette définition de la pauvreté comme une absence d'efficacité des droits fondamentaux a eu des conséquences fortes. En effet, la lutte contre l’exclusion devient une exigence éthique que la société se donne à elle-même. Il s’agit de restaurer l’accès à des droits qui sont interdépendants et indivisibles.
À cet égard, le rapport Wresinski a contribué à enraciner les politiques de lutte contre l’exclusion dans le droit, via l’affirmation de droits opposables (CMU, DALO...), en rupture par rapport aux « droits prestations » antérieurs. Il ne s’agit pas d’atténuer les situations de pauvreté par des allocations mais d’affirmer une société fondée sur l’égale dignité de tous ses membres. Dans une telle société, l’accès effectif à la protection de la santé ou au logement est de la responsabilité des pouvoirs publics. Cette acceptation d’une créance inconditionnelle des plus démunis à l’égard de la société rompt assurément avec les représentations collectives traditionnelles. Elle a également vocation à susciter des dynamiques institutionnelles de changement dès lors que le caractère opposable des droits crée une obligation de résultats incombant à l’Etat.
Le rapport Wresinski a influencé plusieurs institutions européennes et internationales, telles que le Conseil de l’Europe, l’Union européenne, l’Organisation des Nations Unies, l’UNICEF ou l’UNESCO. Dans la réforme de la Charte sociale du Conseil de l’Europe, l’adoption de deux nouveaux droits, l’article 30 qui proclame le droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale, et l’article 31 qui proclame le droit au logement, sont directement inspirés du rapport Wresinski.
En 1995, il a marqué les travaux du Sommet mondial pour le développement social qui a retenu la nécessité de développer des politiques « globales, cohérentes et prospectives ».
Dans le système des Nations Unies, c’est au Conseil des droits de l’Homme en août 2006, que fut adopté un projet de principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme par la Sous-commission des droits de l’Homme. Dans sa résolution sur ce projet, le Conseil reconnaît qu’il y a « une volonté générale de faire avancer le projet d’élaboration de principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’Homme ». « D’ici à 2012 », le Conseil souhaite « prendre une décision sur la voie à suivre aux fins d’adoption des principes directeurs sur les droits des personnes en situation d’extrême pauvreté ». Cette avancée décisive coïnciderait ainsi avec le 25e anniversaire du rapport Wresinski.